EMMANUEL BOVE, LA VIE COMME UNE OMBRE

 

 

 

 

 

A la mémoire de Raymond COUSSE

 

 

Préface de Peter Handke

 

Cher Jean-Luc Bitton

(et j'ai failli ajouter "Cher Raymond Cousse") votre biographie d'Emmanuel Bove était avec moi ces derniers jours, elle a traversé les collines des Hauts-de-Seine, de Ville d'Avray à Marnes-la -Coquette, de Marnes à Garches, de Garches à Vaucresson, et à travers le bois de Saint-Cucufia à Rueil, et le jour d'après par Sèvres, Saint-Cloud, Boulogne, Paris 16 ème et, après avoir traversé le pont Mirabeau, jusqu'à un café du 15 ème arrondissement. J'ai terminé le texte dans le train pour Saint-Quentin-en-Yvelines. Votre livre est une chose qui peut apprendre sur la vie et le travail (et sur la tragédie) de quelqu'un qui écrit. Ça va bien ensemble, la colère de Raymond Cousse et votre distance. C'est un livre profond et vaste (aéré). J'ai failli pleurer plusieurs fois (en lisant les citations de Bove qui sont toutes à leur bonne place). Souvent la rumeur des voitures derrière le cimetière de Montparnasse, où Bove est enterré, m'est venue, en lisant. C'était une bonne rumeur, avec celle des arbres du cimetière. Et quel frère il avait ! Qui dit à sa mort qu'il l'avait "aimé quand même". (Ou malgré tout ?). Emmanuel Bove devrait devenir le patron-saint des écrivains (purs), plus que Kafka, et de la même façon que Anton Tchekhov et Francis Scott Fitzgerald. Bientôt je vais aller à Compiègne, pour ses années passées là-bas (là-haut). Le Piège (son quatrième chef-d'oeuvre avec Mes amis, Armand et Bécon-les-Bruyères) va bientôt être publié en Allemagne. C'est quand même une honte que moi, un étranger, je doive écrire une soi-disant préface pour votre biographie, au lieu de quelqu'un de vos écrivains français. J'ai noté, en lisant, la phrase de Max Jacob : "Ici l'analyse n'est pas un luxe comme chez Proust... Votre analyse ne quitte pas la terre pour des bagatelles de luxe et d'art." Et en plus, les phrases de Bove lui-même, en déchéance presque : "Si je ne sais pas raconter des histoires, je sais dire la vérité. Peut-être est-ce ma destination sur terre." Or il savait les raconter, les histoires. Je le sais : le mot "grand" convient très rarement à un écrivain, et souvent pas du tout aux soi-disant "grand" : mais Bove est grand. Grand, ça veut dire : il donne sa place à l'autre. Et il pleut aujourd'hui au Petit-Clamart, beaucoup, où j'écris ces lignes au lieu d'une préface. Je vais poster cette lettre à Bièvre ou à Igny...

Salut,

Peter Handke

10 janvier 1994

 

 

 

 

"Il eût fallu qu'une curiosité bien étrange s'emparât des hommes futurs et les poussât à faire des recherches dans les registres d'état civil, pour que la trace de sa personne émergeât de l'abîme."

Emmanuel BOVE

la Méditation interrompue, texte inachevé.

à Madé

Tout était à faire. Magnétophone en bandoulière, Raymond Cousse a traqué pendant dix années les souvenirs des derniers témoins de l'histoire de l'écrivain Emmanuel Bove, dit Bove. De plus en plus dans l'urgence, puisque l'auteur de Mes amis aurait aujourd'hui quatre-vingt-seize ans. Avec une infinie patience, il a rassemblé les pièces du puzzle et peu à peu la silhouette de l'écrivain s'est dessinée, exhumée des oubliettes littéraires. La même passion pour Emmanuel Bove nous a réunis. Au fil des années, tels deux détectives, nous avons échangé nos indices, partagé nos découvertes et aussi les moments de découragement qui accompagnent parfois ce genre de recherches. Avec le doute permanent quant à l'intérêt de reconstituer ce que l'auteur de la Coalition s'était efforcé d'effacer. Soucieux d'éviter toute conclusion ou interprétation définitives, nous étions tombés d'accord pour respecter cette volonté d'anonymat et de discrétion qui, de toute façon, nous était imposée par l'histoire elle-même. "Étrange Bove", écrira le poète belge Christian Dotremont. "Tout est étrange dans sa vie, tout est étrange à qui cherche le connaître." Quelques mois avant sa disparition, Raymond Cousse m'a demandé d'achever le récit biographique qu'il avait commencé chronologiquement par l'enfance, jusqu'aux débuts de la carrière de l'écrivain.

Ecrivain lui-même, Raymond Cousse était critique au sujet de l'exercice périlleux que représente toute élaboration d'une biographie. Cette note retrouvée dans l'un de ses carnets reflète bien ses doutes : "Le biographe cache systématiquement ce qu'il ne sait pas et organise ce qu'il dit en fonction de cette inconnue." C'est avec ce même effort de lucidité que j'ai poursuivi ses recherches. Maintenant le livre existe, pour lui, pour les lecteurs de Bove et ceux à venir. J'exprime plus que des remerciements à Marie-Claude et Christine Cousse, qui m'ont encouragé et soutenu pendant mon travail, sans oublier Nora de Meyenbourg, fille de l'écrivain, qui avec une gentillesse rare, m'a ouvert sa maison et ses souvenirs; sans oublier non plus tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, ont contribué à l'existence de cet ouvrage. A tous, de tout coeur, merci.

Paris, janvier 1994

Jean-Luc BITTON

 


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