Home Page


LIVRE DE BORD D'UN BIOGRAPHE


 

Voici des notes extraites d'un carnet de bord plus qu'un journal, tenu entre 1987 et 1993.

Ecrits au quotidien, ces mots m'ont servi de balises au cours de mon travail sur l'écrivain Emmanuel Bove.

Ces notes étaient donc prises à mon usage personnel, leur publication sur ce site est destinée à ceux qui seraient intéressés par la genèse de cette biographie.

 

Jean-Luc Bitton


18 juin 1987

Bove l'humble... Désir de le découvrir. Début de mes recherches
- Préface des livres existants
- Contacter Samuel Beckett
- Renseignements auprès de la Bibliothèque Nationale


Robert Émile-Paul et son frère Albert, libraires-éditeurs.

Jean Cassou (préface de Mes amis, Flammarion 1977) Christian Dotremont (préface de Armand, Flammarion 1977) Raymond Cousse (postface de Henri Duchemin et ses ombres)


8 juillet 1987

Réponse de Samuel Beckett, simple carte de visite, trois lignes un peu sèches : "je n'ai jamais rencontré Emmanuel Bove, jamais communiqué avec lui. Cordialement." Premier échec (première réussite ?) Première conclusion, vérifier toutes déclarations. Enquête sur Compiègne. Retracer le chemin parcouru grâce au livre : Mémoires d'un homme singulier, enregistrements des témoignages, archives de Paris, éditeurs vivants ? Trouver d'autres idées...


11 juillet 1987

Atmosphère oppressante de la Bibliothèque Nationale. Lourdeurs administratives. Source d'informations inépuisable. Les entrées me sont accordées au compte-goutte. Faire vite, écrire, lire, questionner, retrouver.


8 août 1987

Je rencontre le conservateur du cimetière de Montparnasse, qui me fournit des photocopies du carnet funéraire. Il m'indique le lieu de la sépulture en bordure du cimetière israélite. Ce jour là, le soleil joue à cache-cache. Le caveau se trouve collé à un mur, à l'intérieur les noms gravés en doré de la famille Ottensooser et au milieu, un peu intrus, celui d'Emmanuel.
Quelques photos.


10 août 1987

Réponse de Philippe Soupault. Message dactylographié, laconique : "J'ai bien reçu..., je regrette que mon état de santé...". Mes derniers témoins disparaissent dans la vieillesse, ou peut-être par pudeur, ne désirent-ils pas me recevoir, de peur que la mémoire ne leur fasse défaut.


13 août 1987

Reçu article de Libération, enquête sur trois pages par Lionel Duroy sur la famille de Bove. Imbroglio familial, histoires d'argent, rancune et amertume. Aucune envie de me transformer en "fouille-merde". Dire pourtant la vérité.


19 septembre 1987

Rencontre et entretien avec le frère de Bove, Léon Bobovnikoff.

J'enregistre notre conversation. Léon me parle de son frère, de "cette triste histoire".
A 85 ans, Léon se porte bien et semble très heureux de me recevoir. M'invite à manger avec lui, il me montre les articles de presse, qu'il a conservés après la mort d'Emmanuel, ainsi que des éditions originales jamais rééditées. Emmanuel écrivain, Léon peintre.
Je découvre ses aquarelles qu'il a ramenées de ses nombreux voyages en France et en Europe (voyages financés par Emmanuel ?). Dans le salon, est accroché un portrait sévère de la mère Bobovnikoff. Ce vieil homme rusé et malicieux m'émeut.
Quand je décide de rentrer à Paris, Léon semble vouloir me retenir.
Je lui promets de venir le revoir. Quand ? me dit-il. - Bientôt. Une fois dans la rue, je me retourne et l'aperçois à sa fenêtre guettant mon départ, un geste de sa main en guise d'au revoir. Touché, je fais de même.


20 septembre 1987

Acheté au puces de Clignancourt, l'édition originale de Mes amis accompagnée de 49 bois. Un ange veille sur mes recherches ?


25 septembre 1987

Téléphoné à Raymond Cousse. Il habite du côté de Chartres. Une voix étonnamment douce. Un peu de méfiance.

C'est normal, mais le premier contact est chaleureux. A suivre...


21 octobre 1987

19h30, visite de Léon, qui m'apporte la Coalition.


27 octobre 1987

Lecture de la Coalition. Jamais Bove n'est allé aussi loin dans la noirceur, l'humour est absent, une lucidité froide du début à la fin du roman, aucune issue. Ce texte est implacable. On sent une grande maîtrise de l'écriture, une évolution certaine. C'est effarant et pourtant on jubile devant tant de talent. Noter que dans ce roman Bove cite Zola, Hugo et Vallès.


29 octobre 1987

Réflexion qui me vient subitement aujourd'hui. Les personnages des romans de Bove sont comme les "anges" du dernier film de Wenders. Ils sont là, présents, invisibles aux yeux des mortels, contemplant avec tristesse et une infinie tendresse, la détresse humaine. Souvent désarmés, malgré leur générosité et souffrant de ce don qu'ils possèdent, de voir à travers le moindre regard, le moindre geste, toutes les douleurs d'un être.


6 décembre 1987

Cette citation de Fernando Pessoa : "Si lorsque je serai mort, on veut écrire ma biographie, il n'y a rien de plus simple. Elle n'a que deux dates -celle de ma naissance et celle de ma mort. Entre une chose et l'autre, tous les jours sont à moi".


26 février 1988

Retour à Paris, manqué Raymond Cousse.

Longuement réfléchi à mon projet de "clip littéraire" tiré du texte : Bécon les Bruyères. Pensé à Charles Denner pour la voix off. Ce serait formidable qu'il accepte.


28 mai 1988

Retrouvailles avec la Bibliothèque Nationale. Découverte de l'interview dans Candide.


22 octobre 1988

Seconde rencontre, à Versailles avec Léon.Photographié une lettre manuscrite d'Emmanuel, issue d'une correspondance entre lui et son frère.


4 février 1989

Tristesse, grisaille, la radio vient d'annoncer la mort de John Cassavetes des suites d'une cirrhose de foie... Adieu John.


2 juin 1989

Rencontre avec Jean Gaulmier. Etonnante jeunesse. Je sors de cette visite comme un voyage. Grande richesse de coeur. La littérature est pleine d'injustices, me dit-il, en sortant de son bureau.


21 juin 1989

Téléphoné à Edmond Charlot. Très aimable. Il me parle de "Madame Bove" et d'Emmanuel, un "couple effacé", les mêmes termes reviennent toujours : discret, gentil, secret.


22 juin 1989

Lettre de Charles Juliet au sujet de Beckett et Bram Van Velde (Beckett a poussé Bram à lire Bove).


25 juin 1989

Chez Léon à Versailles. Il me confie des photos et une partie de la correspondance. Me fait remarquer que cela fait six mois que l'on ne s'était pas vu. Il me questionne : "Et vous, vous êtes seul aussi ?".


6 juillet 1989

Après une discussion stérile, cette citation de Céline : "Soignez bien votre discrétion! Toujours plus de discrétion ! Sachez avoir tort. Le monde est rempli de gens qui ont raison. C'est pour cela qu'il écoeure."


8 juillet 1989

Charles Juliet, Samuel Beckett, deux portraits photographiques, le même regard, brûlé, transperçant le monde. Intérieur et extérieur. "Celui qui est hyper-présent au monde - parce qu'il relie toute chose à l'essentiel- paraît, aux yeux de la plupart, absent du monde." (Georges Haldas)


10 juillet 1989

"Ne pas être humble, c'est ne pas se connaître". (Charles Juliet)


12 août 1989

François a lu Mes amis. Il en est ressorti bouleversé : "On ressent une compréhension des choses que l'on connaît, que l'on cherche depuis longtemps, mais que l'on n'arrive pas à exprimer, à trouver ses mots. Emmanuel Bove les trouve pour nous."


2 octobre 1989

Citation de Simenon : "Dès que j'ai réussi, j'ai aimé les faibles".


15 novembre 1989

La Direction du livre me promet son soutien pour le documentaire. Entendu au haut-parleur du café de Flore : "On demande au téléphone Monsieur Godot".


2 décembre 1989

Lundi, je tourne.


26 décembre 1989

Beckett est mort. Ses derniers mots dans Soubresauts : "N'importe comment,
n'importe où".


4 mars 1990

Je découvre, ému, les 200 lettres d'Emmanuel à Léon. Découverte capitale.


26 juillet 1990

Peter Handke, de nouveau en banlieue parisienne. Il est d'accord pour témoigner.


25 août 1990

Tournage chez Nora de Meyenbourg, fille d'Emmanuel Bove. Accueil chaleureux. Filmé des manuscrits et photos.


21 septembre 1990

Rencontré et filmé Raymond Cousse. Impressionné par le travail qu'il a effectué sur Bove.


25 octobre 1990

Une grande petite maison, entourée d'une verte prairie, havre de paix en banlieue, la maison de Peter Handke. Regard malicieux parlant de l'amour, des femmes : "qu'est-ce qu'on peut y faire ?".


11 novembre 1990

Léon est mort. Restent les images.


10 mars 1991

Découverte en Inde de Guy de Maupassant.


15 mars 1991

Cette citation de Calet qui va bien avec mon humeur du matin : "J'ai toujours eu les plus grandes peines du monde à me mettre en branle, je suis un appareil qui fonctionne lentement."


6 mai 1991

Coup de fil de Raymond Cousse, décidé à écrire la biographie. Je lui dis qu'il peut compter sur mon aide.
Réflexion un peu méchante de la part d'Olga (En parlant de Bove) : "Tu n'as donc que ça comme intérêt dans la vie". Quand j'en aurai fini avec l'homme, il restera les livres.


19 mai 1991

Appel de Raymond Cousse qui me propose d'une façon élégante d'écrire la biographie avec lui.


6 août 1991

Raymond parti sur les traces d'Emmanuel.


4 novembre 1991

Ciné : "Écrit sur du vent" de Douglas Sirk. Robert Stack glissant dans le désespoir et la folie à cause de l'incompréhension de son entourage. La danse sauvage de Dorothy Malone en même temps que son père meurt...


7 novembre 1991

Cette semaine, une après-midi passée en compagnie de Raymond Cousse. Longue conversation autour de notre ami commun : E. Bove... Il me fait part des difficultés à "écrire" une biographie. Cette après-midi a fauché mon ennui et mon cafard de la semaine.


24 décembre 1991

J'écoute des vieux disques de R.E.M. Ouvre au hasard Journal écrit en Hiver et je tombe sur ça : "Avez-vous remarqué à quel point une bonne nouvelle vous éloigne de ce que l'on était avant ? Dans mon inquiétude présente, je me suis surpris à souhaiter de toutes mes forces un événement heureux qui anéantirait l'homme accablé que je suis." J'aime les miracles des nuits de Noël comme dans les films de Capra.


25 décembre 1991

Il n'y a pas eu de miracle. J'apprends par Libération le suicide de Raymond. je n'ai jamais su trouver les mots pour persuader les autres de continuer à vivre. Tu m'avais pourtant prévenu.


27 décembre 1991

Raconter l'histoire d'un homme qui était parti sur les traces d'un autre. Je me sens impuissant.


7 janvier 1992

Promesse de tout faire pour publier son travail. Y arriverai-je ? Peur de remuer tout ça, peut-être est-il préférable qu'E. Bove garde son ombre... Trouvé cette citation de Raymond dans son Journal d'Australie : "Je hais l'espèce humaine en général, mais ne puis m'empêcher de l'aimer dans le détail. Je tourne en rond dans cette névrose. J'ai cent raisons de ne pas me suicider, mais aucune de survivre".


18 mai 1993

"Chacun a ses mots qui l'humilient." E. Bove


1er juillet 1993

Acheté le dictionnaire des synonymes et des idées par les mots, je commence à écrire.

 


Page suivante