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CARNETS


Il y a quelque chose de résigné dans les statistiques. Le matin, il se dit : je suis heureux. J'ai une maison, une femme, un chat. Le soir, il se dit : je n'ai rien.

Il est consolant de penser, dans un échec, que la réussite des autres, examinée, cas par cas, ne va pas très loin.

Ce qui est terrible, ce n'est pas d'avoir des vices, mais que ceux-ci soient devenus des habitudes.

Ce qu'il y a d'étrange, ce sont ces liens que l'on garde avec tous ces gens que l'on quitte, avec tous les moments de son existence, si différents soient-ils entre eux.

Elle a été riche et pourtant il n'y a aucune différence que si elle avait été pauvre.

La misère n'est pas un état immobile, Elle a ses hauts et ses bas qui sont l'un et l'autre la misère quand même.

Peindre l'impossibilité de sortir du rang. Montrer la foule, ce que c'est d'être en bas.

La fatalité qui fait qu'un homme est isolé, que tous les efforts qu'il fait le laissent toujours en marge, qu'il ne peut pas prendre sa place, qu'il est toujours en dehors.

Je me demande parfois à quoi j'ai bien pu employer le temps dont je ne garde pas le souvenir.

Je crois qu'il n'est personne pour me contredire : la vie est pleine d'injustices. Partout on ne rencontre que petitesse, népotisme, envie, soif de luxe et de jouissances. Il y a évidemment des choses belles en ce monde, des sentiments désintéressés, de l'amour, de la joie, mais tout cela ne peut être que provisoire. La générosité fera naître l'ingratitude. Si on pouvait attribuer un ordre aux sentiments, la grandeur, la beauté viendraient en tête, mais aussitôt la laideur les remplacerait.

On me dit : "soyez donc optimiste". Je ne peux m'empêcher de songer qu'en fin de compte tout doit disparaître. Et ce qu'il y a d'étrange, c'est que jamais, depuis que j'existe, je n'ai trouvé un homme vraiment amer, un homme à qui je pourrais livrer mon coeur, dire tout ce que je pense du monde, un homme qui serait aussi profondément ulcéré que moi. Loin de ma pensée de vouloir dire que seul je sache souffrir de la laideur et de la méchanceté du monde. D'autres, comme moi, n'ont jamais trouvé aussi ceux qui comprendraient leurs souffrances, aussi simples, aussi légitimes fussent-elles.

Confiance en son étoile. Chacun sent qu'au fond de son coeur, il est protégé.

Personnage qui s'imagine que tout le monde lui doit le respect parce qu'il est vieux On a beau affecter un certain mépris pour les fêtes, il arrive que tout se passant très bien, on soit gai, plein d'entrain.

Je rêve d'une société où tout se passerait publiquement, où on crierait ce que chacun désire, comme cela se fait aux loteries. On crie le numéro et celui qui le possède n'a qu'à se lever dans la foule.

Ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est ce sentiment qu'on a dans certains milieux d'être le centre du monde.

Il était au bord de mon champ visuel comme dans une photographie mal prise.

Dans les quartiers riches, l'aspect privé frappe dans les voies publiques. Il y a une sorte de prise de possession entre tous les habitants d'une rue, si bien que la voiture qui passe semble en fraude.

Le monde est grand, peuplé. Comment se fait-il qu'il faut qu'il y ait toujours une petite chaîne pour aller des uns aux autres ? J'en cherche un bout.


PAGES DE JOURNAL

19 octobre 1936

Arrivé hier, vers cinq heures et demie, à Paris. C'était ma troisième sortie après maladie. Les deux premières avaient été d'une dizaine de minutes. Raymond est venu nous chercher en taxi. Fin d'après-midi radieuse d'automne. (Radieux signifie qui a des rayons de lumière.) Soleil sur la campagne. C'était merveilleux.
Le soleil n'avait pas de chaleur. Il n'y avait pas de vent. La journée semblait être sortie du temps, à un moment heureux, et y avoir laissé toutes ses imperfections quotidiennes. L'arrivée à Paris a été plus extraordinaire encore.
Les grandes avenues. Les lumières naissantes, les phares des autos sans force. Il y avait eu alerte contre les avions la veille et les becs de gaz étaient encore bleus. Toutes les couleurs dans le ciel.
Cela, c'est la description sèche. Je voudrais montre ces nuances extraordinaires. Il faut attendre l'inspiration. Une fin d'après-midi de printemps.
La vie renaît. Des parfums enivrants vous frôlent une seconde.
C'est la belle saison qui s'annonce. Ce n'était pas cela, hier, le 19 octobre et pourtant, c'est la même avidité en moi. Elle a pour cadre, pour but, autre chose : les richesses de l'hiver, les désirs, les secrets. Lu aujourd'hui le Carnet vert de Dabit, dans la N.R.F. Tristesse. Je pense à notre déjeuner à l'Hôtel du Nord. Quel garçon étrange et plein de charme, étrange parce qu'incompréhensible, insaisissable ! Pas de classes sociales. Dans la partie de son cerveau où s'élaborait son oeuvre, il n'y en avait pas. J'en suis certain. C'est peut-être cela qui donnait à tous ses gestes, à tous ses actes, cette aisance, cette absence complète de gêne. Il voyait tout du point de vue des sentiment.

20 octobre 1936

Lu hier soir quelques pages du Père J.B. de Saint-Jure. De la Modestie. Ai été frappé par une phrase pourtant enfantine. La voici : "La modestie est fondée sur le souvenir continuel de la présence de Dieu." Voici une autre phrase : "Les saints n'ont pas le visage sombre ni morne, mais gai et ouvert." Tout cela est évident, pourtant j'étais dans une disposition où cela m'a frappé. Je crois que cela provient de ce que je suis toujours agréablement surpris de trouver dans des livres édifiants écrits sans aucune prétention littéraire, ou plutôt je veux dire dans des livres écrits avec amour mais sans talent, les mêmes pensées que chez les Maîtres, mais grossièrement dites. C'est un peu de plaisir que nous donne la bonté quand nous en trouvons nous-mêmes des parcelles dans ce monde.

28 octobre 1936

Noter la rapidité avec laquelle on accepte la maladie. Et puis la vie n'est pas assez longue pour que tous les dangers qu'on redoute se réalisent.

9 avril 1939

J'ai une tendance à la mélancolie. Me méfier. Il me faut retrouver une plus grande liberté, celle que j'avais à mes débuts.

10 avril 1939

Ne plus rien écrire sans avoir un grand sujet. Ne pas trouver, comme avant, un sujet dans ce que j'ai écrit.

11 avril 1939

La rose de quatre jours, dont les pétales ne sont pas encore tombés. Le chien, à contre-jour, à travers les yeux duquel on voit. Perplexité sur le ton de mon prochain roman.

13 avril 1939

Ai été hier à Arcachon. Déjeuner chez Pierre Freudaie. Poincaré parle plus de lui dans ses mémoires que de Guynemer.
Le scénario Montmartre, en poème.
Vu, sur le bateau, en revenant, un magnifique marsouin. Quand les pêcheurs en prennent un, ils lui crèvent les yeux, lui passent un couteau à travers le corps, et le rejettent ainsi à la mer. Vengeance.

22 avril 1939

Sujet de pièce : la chance fait enfin son apparition. J'ai connu beaucoup de femmes. Aucune ne me semble avoir été belle.