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PORTRAIT DE BOVE PAR ENRICO TERRACINI
(France Culture, 1973)


"Je réentends une voix sereine, sage, masquant avec pudeur les vrais sentiments de l'homme, son visage un peu à la Pitoëff, qui émergeait du temps, maigre, sous une chevelure séparée par une raie de côté.
Si les traits précisent un profil, évoquent une physionomie, ils ne parviennent pas à restituer l'essence réelle de la présence.
Il était venu à Alger avec sa femme, compagne fidèle d'une existence placée sous le signe des humbles, des modestes, des non-héros.
Lui-même refusait le tapage qui entoure la célébrité. Il se voulait simplement un homme de conscience qui cherchait dans son coeur la vérité et la poésie de la vie. Malade comme il l'était, Bove menait une vie presque crépusculaire, il ne le cachait pas d'ailleurs.
Quelque fois il portait la main à son visage, non tant pour étouffer une quinte de toux que pour escamoter une grimace provoquée par la douleur. A l'apercevoir dans la rue, toujours pâle et émacié, on avait le sentiment qu'il allait disparaître, que demain il n'allait plus être parmi nous aux réunions de la revue Fontaine, de Renaissance, de l'Arche, des Cahiers antiracistes. Bove ne participait pas à cette frénésie littéraire, aux émissions radiophoniques qui passaient sous la rubrique Lumières de France.
Il s'absentait souvent pour des séjours à l'hôpital mais ne parlait pas de son mal, des longues saisons de patience auxquelles il était contraint, ni de sa renommée littéraire de jeune écrivain d'origine russe.

(...) Le discours de Bove était marqué par la réserve, contrairement à ceux de la plupart de ses amis, une qualité extraordinaire et très rare, indice d'un profond respect de soi-même.
Voilà comment était Emmanuel Bove, pas seulement un écrivain, mais aussi un homme. En prenant congé de lui, en lui serrant la main, on sentait que pour lui l'écriture n'était pas une chose facile, gratuite, mais tourment, souffrance.
Je le perdis ensuite de vue, mais je le revois pourtant, grand, mince, une ombre fugitive parmi la foule pressée sur le trottoir, ou bien traversant seul et en diagonale l'asphalte de la chaussée amollie par la chaleur du soleil d'août. L'évoquant aujourd'hui dans ce monde où une actualité inquiétante nous assaille de toutes parts, je me souviens encore quand lui si malade, la conscience suivait le rythme du coeur, il ne cherchait ni la gloire ni la renommée.
Au-delà du mal qui le consumait, il souffrait pour les autres. C'était sa manière de participer à la vie dans sa réalité et sa vérité. Ses livres introuvables, Mes amis, Coeurs et Visages, Journal écrit en hiver, etc., nous avaient appris que si le monde est une prison, il revient à chacun de nous de lutter pour sortir de son cachot, pour regagner de nouveau sa liberté."